Le territoire existentiel
“Ainsi peut-on interpréter le recours au langage poétique comme la revendication d’un « Tiers-Langage » allant de pair avec celle d’un « Tiers-Paysage », notion que nous empruntons au jardinier-paysagiste Gilles Clément en l’infléchissant légèrement pour l’appliquer ici à l’espace des communs des Demoiselles. En effet, au moment de l’insurrection, « les montagnards vivent en autarcie dans des vallées cloisonnées où les moyens de communication sont difficiles. Très peu connaissent ce qui se passe à l’extérieur[12]. »
À de nombreux égards, l’Ariège des Demoiselles apparaît ainsi comme un « délaissé » de la carte politique. Par ailleurs, la vision de Gilles Clément lui-même élargit la notion de Tiers-Paysage au-delà des réserves et des « délaissés » : « Le Tiers paysage apparaît culturellement en référence au territoire organisé et par opposition à lui[13] ». En ce sens, les Demoiselles vivent incontestablement dans le Tiers Paysage. En effet, le domaine de leurs droits d’usage est cet espace, non pas absolument vierge et sauvage[14], mais « n’exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir » ; « fragment indécidé » et « marges non répertoriées comme richesse » ; cet espace en clair-obscur qui n’est pas l’objet d’un projet technocrate ni d’une industrie, et qui est non seulement le « refuge d’une diversité animale et végétale », mais aussi celui d’une diversité humaine de formes et d’échelles d’existence, ainsi que de formes et d’échelles d’aménagement et de ménagement[15]. En effet, l’enjeu de l’insurrection des Demoiselles est bien la « capacité de posséder son propre élément », dans l’habitat aussi bien que dans le discours, dans le prosaïque tout comme dans le poétique. Cet enjeu est saisi et relayé fort justement par l’écrivain Stig Dagerman :« Selon moi, une sorte de liberté est perdue pour toujours ou pour longtemps. C’est la liberté qui vient de la capacité de posséder son propre élément. Le poisson possède le sien, de même que l’oiseau et que l’animal terrestre. Thoreau avait encore la forêt de Walden – mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société[16] ? »
De la même manière, le Tiers-Langage est ce registre de l’action et cette langue de signes qui éprouve, possède, habite son élément et son milieu, sans objectiver ni subjectiver la médiation entre l’homme et le monde, en laissant les signes circuler de l’un à l’autre, de manière indécise. Le Tiers-Langage est ce langage des Demoiselles qui hantent les marges, font des apparitions dans les lieux écartés. C’est cette marge, ce bord épais, mobile et fécond de toutes les façons de faire et de ne pas faire qui peuvent être expérimentées lorsque l’on possède son propre élément en dehors des formes figées de la société, et qui se fait l’abri d’une diversité là encore de formes et d’échelles d’existence, de formes et d’échelles d’habitats. Or c’est aussi selon Thoreau de la capacité de « posséder » son propre élément, autrement dit de le rendre habitable, de lui donner forme et d’y demeurer que jaillit la poésie, ainsi lorsqu’il écrit : « Si les hommes construisaient de leurs propres mains leurs demeures et se procuraient honnêtement de la nourriture pour eux-mêmes et les leurs, qui sait si la poésie ne se développerait pas universellement, tout comme les oiseaux, qui chantent lorsqu’ils font ces choses[17] ? »
C’est donc à la croisée du Tiers-Paysage et du Tiers-Langage que se situe le « Territoire existentiel » des Demoiselles, pour reprendre le terme de Félix Guattari. Dans les termes de l’écologie mentale telle qu’il la définit, celui-ci relève bien en effet « d’une logique pré-objectale et pré-personnelle du “tiers inclus”[18] », tout comme la réticulation magique de Simondon vue plus tôt. De manière écosophique, on pourrait fort bien décrire avec Guattari le réseau de signes dans lequel les Demoiselles enserrent la montagne que nous avons appelé Tiers-langage comme une de ces « chaînes sémiotiques qui travaillent au service d’un effet d’autoréférence existentielle ». Comme l’évoque encore Guattari de façon tout aussi inspirante qu’hermétique, ces « fragments de chaîne discursive a-signifiante [sont] détachés du monde environnant et clos sur eux-mêmes comme un hérisson[19] », hérisson dont l’image est d’ailleurs souvent reprise pour signifier le poème[20]. À l’image de la montagne qui rassemble tout en renfermant, ils sont « catalyseurs de bifurcation existentielle » et « générateurs de subjectivité dissidente ».
Ainsi, bien au-delà de formes charivaresques ou folkloriques, c’est un « territoire existentiel » singulier et riche, préexistant à l’insurrection mais exacerbé par celle-ci, que le récit de la Guerre des Demoiselles, notamment tel que suivi au plus près sous sa forme-poème par Jacques Nichet, permet d’exhumer et de faire survivre. Il n’y a pas à strictement parler ici de « récit » dans le sens où celui-ci déborde justement de sa forme et des langages institutionnels, et le jeu s’il est exploratoire est aussi déformateur, créateur de mystères plutôt que d’éclaircissements. Cependant, le mystère est bien étymologiquement ce caractère profond, habité et vivant bien que fermé au regard, lié à l’idée de recréer des foyers et donc de redonner une facture littéralement « écologique » à nos modes de vie. Il est ce qui respire au cœur de la logique du tiers inclus et des nœuds du Tiers-Langage. La guerre des Demoiselles invite à ne pas dissocier dans les luttes contemporaines les formes de dissidence des formes de résidence. Elle invite aussi à relire la maxime célèbre de McLuhan « le medium c’est le message », et à explorer l’hypothèse que ce « medium » puisse être à la fois le langage et le milieu. Elle invite aussi à étudier sérieusement l’hypothèse de la proximité des « Tiers-Paysages » politiques et des « Tiers-Langages » poétiques. Le propos de cet article était en premier lieu de défendre l’intérêt et la fécondité d’une autre lecture de la Guerre des Demoiselles, soulignant la nécessité qu’il y aurait à proposer pour les luttes écologiques d’aujourd’hui un pendant au Manifeste du Tiers-Paysage de Gilles Clément, à savoir un « manifeste du Tiers-Langage ». Les Demoiselles de même que la majeure partie de ces paysans qui vivaient « en possession de leur élément » ont aujourd’hui disparu. Ce faisant, la présence que le film de Jacques Nichet restitue en redoublant le langage des Demoiselles, quant à elle, ne disparaît pas, n’arrive pas à disparaître totalement : non aspirée par la pompe du récit, elle tourne et dérive, et habite encore les replis de notre Histoire et ceux de nos possibles. Cristallisée dans ce qui forme aujourd’hui le legs des Demoiselles, cette présence nous montre la force de dissidence, et de résidence, du Tiers-Langage dans son insurrection.”
Clara Breteau